mardi 26 juillet 2011

Les opérateurs de trans-subjectivation dans les Ateliers du Geste

Aujourd’hui, à Nice, je vous présente un praticable de groupe inspiré des transitions corporelles, les Ateliers du Geste. Il suffit d’un geste, écrit François Roustang. Et ce geste, créatif, inventif, prend sa source dans la sensation de vivre, dans l’étonnante plasticité du corps, et surtout dans l’entre-corps. Un montage vidéo vous a introduit dans le vif du sujet et vous a montré la danse des geishas, les derviches tourneurs, des dos-à-dos eutoniques, l’envol des aigles noirs, les bas-reliefs qui prennent vie, les épreuves de force qui illustrent l’opération de fighting-through, le balancement des arbres au vent, un travail de torsion-détorsion, la danse primitive, l’extraction d’un passage étroit, l’exploration au sol sur des feuilles et des branches d’automne, du contact-improvisation comme en danse contemporaine…
L’atelier du geste est donc bien une thérapie de groupe contemporaine et originale : six analysantes, ma co-animatrice et moi, un espace suffisamment grand, des mouvements, beaucoup de mouvements, des postures, des contacts, des sensations partagées… et quelques paroles quand même, presque par surcroit, - comme pour dire à partir de ses sensations, comme pour valider les expériences. Nous faisons ainsi des propositions de décalage où les étrangetés se mettent à vibrer, où les formes, les matières et les tensions intriquées s’agencent de nouvelle manière, où il faut oser aller, à fleur de déséquilibre, pour que quelque chose se trace, à travers ce qui échappe (Nicole Mossoux et Patrick Bonté, danseurs et chorégraphes).

L’atelier du geste propose donc des rencontres improbables, insolites, saugrenues, incongrues, des transitions frontalières pour des corps flottants. Inspiré par différents spectacles de danse contemporaine, par le Tai chi chuan  et la danse primitive, l’Atelier du geste propose des éprouvances et mouvances variées qui pour les participantes fonctionnent comme des expériences originaires faites de contacts, de danses et de transes.

Mais à quoi au juste l’Atelier convoque ainsi chacune ?

- à éprouver différents rythmes sensitifs de venues en présence et d’effacement, à un usage inédit des corps,
- à une perturbation générale des matières, énergies et codes, qui laisse une place à l’absurde,
- à ouvrir un espace de vulnérabilité où l’on accepte d’être incertain au sujet de soi-même,
- à l’actualité du corps dans laquelle ne manque pas de se loger l’archaïque, à ce qui est à la fois de l’ordre de la médiation mais surtout de l’immédiation…

Quand je demande aux participantes ce que leur apporte l’Atelier du Geste ? Elles répondent : « un bien-être incroyable, des prises de conscience, de l’apaisement, de la légèreté, oser, du dépassement, de l’amusement, de l’assurance, de l’énergie, un moment pour se poser, une ouverture à des parties de moi que je connais moins, un rapport à l’inconnu, un petit laboratoire, trouver sa place, de la réflexion, de la création… »
Ce qui s’y trame « en douce », est de l’ordre d’une suspension, d’une transgression, d’une naissance, d’une esquisse, d’une émergence, le tout dans une tension à la fois ouvrante et contenante. C’est une thérapie de groupe puissamment expérientielle.
Le projet de l’Atelier du Geste, sa proposition, c’est d’habiter au sens existentiel, se sentir exister, se déployer en faisant confiance à ce qui émerge de l’intérieur. D’abord trouver son cocon, le site où se loger qui potentialisera un déploiement et de là, prendre corps, surgir comme présence, entrer en contact, en résonnance, en interlocution. Comme l’illustrent bien les œuvres de la photo-plasticienne germano-belge Ulrike Bolenz, à voir sur www.ulrikebolenz.de


 

 
A l’intérieur d’un espace balisé, nous créons des moments plus incertains d’expérience, de circulation et d’échange. Nous assistons alors à des esquisses du Je, pluriel et en mouvement avec un monde autour. Mettre les corps en mouvement et maintenir les autres corps en cercle autour de soi. L’élan peut ensuite devenir plus frontal : le sujet progresse en affrontant, il trouve son flux postural d’affirmation (comme dans le groupe bleu). Nous provoquons des secousses d’être en décadrant les identités, en instaurant cette respiration inimaginable dont parle Daniel Dobbels, un autre chorégraphe, si nécessaire pour cheminer intérieurement.

Les prises de corps conjoignent dès lors des histoires singulières et des sensations de voluminosité : la puissance d’être émerge de l’interconnexion de ces fragiles conjonctions. Y opère toujours déjà, au travers du déploiement pulsionnel, une délimitation où nous soutenons les excitations porteuses de vie et apaisons les excitations toxiques.
Les sensations-rencontres font émerger une nouvelle sensorialité, une nouvelle flexibilité, frayent des passages à l’élan vital qui traverse alors l’angoisse et les peurs. D’être submergé par un flot continu de sensations en mouvement, d’être pris dans une circulation sensorielle nouvelle, surgit une présence qui est un geste vers. Submersion, surgissements, liaisons, transformations, compositions. Comme l’écrit Sylvie Le Poulichet, lier des éléments apparemment hétérogènes et anachroniques, qui se transforment mutuellement en se rencontrant, donne lieu à des compositions nouvelles d’images, d’affects et de signifiants, compositions nouvelles qui  déstabilisent des plans figés d’identification narcissique.

Je vais décomposer les quatre temps à partir des registres pulsionnels szondiens : c’est un peu artificiel mais cela aide à comprendre.

1. Le contact :oser (contacter-sentir-se mouvoir)
2. Le sexuel : vouloir (transiter-jouer) dans un partenariat sexué
3. Le paroxysmal : devoir (avoir à exister) dans un partenariat affecté
4. Ichspaltung (Sch) : pouvoir (créer) à partir de la faille du Je

 


 
1/. Le temps premier du contact, celui de l’oser, où nous parlerons d’émergence, d’improvisation, d’exploration, d’oser sentir et se mouvoir, grâce à une partition qui programme des lignes d’action auxquelles chacune contribue et des expériences d’égarement sensoriel, comme un voyage au pays de l’informe.
La partition relance la participation des sujets au mouvement de la vie, la manière dont ils y prennent part.
-  les marches où s’expérimentent toutes les sensations (le lourd et le léger, le lent et le rapide, les quatre éléments, les saisons, les frôlements, croisements, trébuchements…),
- le contact-improvisation, soit se mouvoir à partir d’un point de contact entre les corps. Le toucher permet de trouver avec l’autre des zones d’ancrage, de glissement, de rotation… l’équilibre instable se vit dans un consentement mutuel ou dans une concession réciproque. Les partenaires se synchronisent sur des modalités posturales, sur des rythmes respiratoires, des consistances toniques, dans une socialité sensitive et un transfert contactif,
-  le mouvement taiji, un mouvement dénué d’effort musculaire qui aligne le moi tout entier sur les forces de l’univers,
-  la danse primitive où l’on secoue tout le corps, histoire de remettre toutes ses particules en mouvement, où l’on revisite les ressorts rythmiques et les empreintes primitives,
- la Transe Terpsichore, qui fait tourner les têtes, ravive des bribes d’histoire personnelle et donne la sensation du voyage.

Pour rendre les choses plus concrètes, voici un exemple de partition corps-et-graphique :

- Danse en ligne avec une flûte de champagne au trois-quarts remplie d’eau : d’abord sur place, en se penchant et en saluant toutes les autres,  et en osant de plus en plus à fleur de déséquilibre et dans la torsion, sur une musique de Kate Bush,

- Rencontre insolite et jouée-dansée avec un objet (tabouret japonais…) en ré-explorant le sol, l’espace, le mur, l’objet, le corps-propre, sur la musique du film la vita e bela,

- Etre tenue par les deux bras et explorer tous les mouvements corporels possibles, les yeux fermés, sur une musique de Nightwish,

-  Au sol, trois tapis, trois cocons pour deux, se lover et respirer, puis se mouvoir comme dans le ventre d’une mère, sur la musique du Boléro de Ravel,

-  Expression primitive, d’abord en cercle, les yeux fermés puis ouverts, ensuite avec quelqu’un au milieu, sur la musique de Nneka, ou sur une musique des aborigènes d’Australie,

-  Etre un bas-relief qui prend vie, sur la musique de I Muvrini…

Donc, une partition qui permet à chacune : de prendre part et d’éprouver, d’explorer le corps,de relâcher (Ferenczi insistait beaucoup sur la relaxation du sujet, dans « Principes de relaxation et néocatharsis »), de laisser faire ce qui vient, de laisser passer ce qui doit se passer,d’émerger comme sujet sentant et se mouvant de manière vivante.

Au commencement, le sujet évolue les yeux fermés pour mieux explorer la matière sensitive et gestuelle, pour entrer en dansation, conjonction de danse et de sensation : tout mouvement doit s’y accomplir comme si c’était la première fois, pour retrouver l’énergie première et l’audace du mouvement vital.

2/. Second temps spéculaire-séductif, celui du vouloirles corps en chantier, sont traversés par des tensions contradictoires. Ici, postures et mouvements ne sont plus transmissibles d’un corps à l’autre, chacune porte son bodymade. Travail des postures de soi et des impostures à soi. Images et sensations s’entrelacent, les sujets commencent à voir et bouger depuis leur conscience intérieure, mais aussi de se représenter dans l’autre. L’image inconsciente du corps, au sens de Dolto, c’est-à-dire la mémoire des événements relationnels du corps-sujet, est perceptible dans ces îles-corps. Le sujet s’étend sur du papier de tapisserie, sachant que quelqu’un d’autre fera son contour et que ce contour représentera une île et un corps, son île-corps. Ensuite le sujet, muni de trois pastels, habille et habite son île-corps. Cela donne ceci :



Les corps deviennent spécifiques, démonstratifs, magnétiques, ils s’attirent et se repoussent. Le travail en partenariats variés permet d’échanger tonus et énergies, de relâcher les tissus, de sentir les volumes, de réguler les intensités. Viennent inévitablement des avancées et des reculs : j’avance, je m’avance vers l’autre, je le fais reculer, il me fait reculer, je le fais venir à moi, je vais à lui… Place aux gestes d’esquive et d’invite, à la prise, à l’emprise, à la déprise et la méprise. Qu’est-ce que l’autre (Autre) (me) veut ? Séduction dans les duos, confrontations dans les duels.
Dans cette exploration, le traitement à réserver au visage du sujet est essentiel car on sait qu’un corps saisi par un envisagement, accède à sa voluminosité (Merleau-Ponty). Recevoir un visage tout en se perdant de vue, tout en acceptant de se perdre de vue. Illustration de ce travail avec les dessins et sculptures de visages, avec le travail des masques.

3/. Troisième temps trans(e)gressif et paroxysmal, celui de l’avoir à (exister). Les corps deviennent critiques et insurgés, hétérogènes et indisciplinés, transgressifs, oedipiens, transis, ils opèrent une subversion des codes et sortent de leurs habitudes.
La place est laissée aux transes et aux fugues, pour libérer les freins, s’approcher des forces du chaos, abréagir pulsions et désirs sous une forme acceptable, pour s’échapper à soi-même. Les corps-sujets ne cessent de nous surprendre dans leurs entrées et leurs sorties, comme au théâtre, car ils ouvrent des portes, se révoltent, claquent d’autres portes : ils entrent et sortent. Place aux scènes primitives, aux psycho(somato)drames et aux formes du playing-through. La surprise est l’événement principal même si elle ouvre une crise. Nancy Midol dans son écologie des transes, écrit qu’il s’agit dans la transe de réordonner son existence en s’expérimentant soi-même dans des situations étranges, en dilatant le Soi jusqu’aux frontières mondes, là où s’interconnectent le sensitif et le symbolique, à condition que mon intériorité la plus enfouie puisse rencontrer une extériorité qui autorise l’imprévu.
C’est ici en somme que le sujet se dit : « je dois y aller, je me dois d’exister ». Et la peur toujours un peu au rendez-vous dit que quelqu’un arrive, que la rencontre est possible, qu’une relation s’annonce, imprévisible et risquée, mais toujours intéressante.
Les corps ainsi subvertis ravivent du passé les potentialités empêchées. Ils y vont frontalement, entrent en friction, se percutent, s’affrontent, expérimentent la fronde. Travail de fighting-through où le sujet doit garder le corps critique. Souvent d’ailleurs, nous travaillons en trios, configuration à la fois oedipienne et triangulée, qui sort le sujet d’une configuration de couple et donc du duo comme du duel.

4/. Quatrième temps (trans)-personnel, celui du pouvoir. Nous sommes dans un battement, entre l’expérience du présent (ce que nous sommes) et la dynamique d’un devenir. Les corps se libèrent entre dialogues physiques et échanges verbaux, en puisant dans leur futur antérieur, en ouvrant sur de nouveaux possibles, car comme le dit bien Patricia Kuypers, encore une danseuse-chorégraphe, il est beaucoup plus difficile de se défaire de la façon dont le corps a été formé, donc de la mémoire corporelle, que de le former à nouveau et autrement.
Les analysantes-danseuses, comme je les appelle maintenant, s’ouvrent à ce qui peut onduler, vibrer, ondoyer, se rencontrer de manière vivante et se font chacune force de propositions pour les autres. Place donc aux corps interlocuteurs, que Christophe Dejours appellerait les corps érotiques relationnels, qui passent à l’acte de se parler dans les diverses langues accessibles (Jean Kinable). Il se passe alors ceci, que dit si bien Claire Hayes : cela ne vient pas de moi, cela a surgi de toutes choses, cela soulève la masse qui nous empêche d’habitude de nous associer à tout ce que nous percevons et imaginons.
Mais ce corps-là, interlocuteur, libre et créatif, reste cependant toujours le lieu de vulnérabilités multiples, d’un sujet qui a en son pouvoir de rester souple et nomade, constructivement schizophrène, au travers de ses présences éparses, de ce désordre multisensoriel et multidirectionnel. Le sujet se constitue à partir de corps, d’énergie, de sensation, de mouvement, de pensée, d’image et de mots échangés. Chaque sujet transforme alors progressivement sa forme d’existence à partir de l’improvisation et de l’invention devenues alors les véritables fabriques du quotidien.


 

 



Freud nous a proposé un processus de working-through, qui peut maintenant se décliner selon les différents registres et leurs modalités électives. Feeling and moving-through (C), playing, looking, posturing and acting-through (S), playing, crising, surprising-through (P) et enfin working and creating-through (Sch).

Vous l’aurez compris, les corps-sujets visés sont composés de strates, certaines anesthésiées, d’autres survoltées, d’autres encore en régime de confiance. L’élargissement de conscience ne peut passer que dans et par les corps, dans une tension main-tenue entre du pré-personnel et du trans-personnel.

Alors les opérateurs de la trans-subjectivation dans les Ateliers du Geste se déclinent de manière plurielle et hétéroclite : éprouvance co-esthésique et exploration, sépartition (séparation et partition), décalage et effrayage (frayeur, effroi et frayage), trans(e)gression, contact-improvisation, respiration, accordanse, co-création et co-tuition, envisagement, et finalement éphémérité (le pouvoir de l’éphémère, de ce qui est verganglich, le sens du précaire, du fugace, du vulnérable, du dissimilaire dit Gilles Deleuze). L’éphémère des propositions de l’atelier met chacune en présence de quelque chose qui disparaît aussitôt qu’il s’est produit : il n’en reste que les souvenirs d’expériences intimes, d’actes dramatiques, comiques et poétiques.
Cela rappelle ce texte majeur de Jacques Schotte Notice pour introduire le problème structural de la Schicksalsanalyse, où les beaux-arts sont les dimensions essentielles des formes d’existence humaine. Pour entrer dans le vif du sujet, au cœur de l’instant et y travailler la matière pathique, en groupe, rien de plus efficace que de pratiquer ensemble les arts, que chacune ressente ce qu’elle peut faire, fasse ce qu’elle est et devienne ce qu’elle a à devenir, fasse ce qui lui semble juste et reste ouverte. Les beaux-arts, avec l’intérêt contemporain pour les interstices, pour les qualités d’éphémère et les frontières incertaines : pour laisser place à l’intensification de l’être, à la rencontre avec les corps inconnus. Quelque chose passe, se passe, transpasse dirait Maldiney, des intensités traversent les êtres dans une effusion bien réelle, comme les femmes riantes d’Ulrike Bolenz, transportées par la puissance de leurs propres rires.



Les corps pliés et dépliés, étirés, portés, intriqués, envisagés, regardés, transpirés, inspirés, transis et surpris, mus et émus, deviennent créatifs parce qu’ils se laissent saisir et dé-saisir profondément, parce qu’ils se lient et se délient profondément, parce qu’ils vont chercher leur existence dans cette sensorialité première partagée. Matière et projet de soi en connexion avec la matière et le projet du monde.
Le désir de l’analyste est-il encore d’épisser, comme le disait Lacan, soit assembler deux cordages en entrelaçant les torons ? Je dirais que ce sont des sensibilités multiples qu’il faut entrelacer, dont il faut trouver la résonnance. Désir d’épisser mais aussi désir de mettre en scène (comme au cinéma pour que les sujets puissent eux-mêmes oser se remettre en scène selon de nouveaux plans), désir de chorégraphier (conjuguant le chœur et l’écriture), de composer toujours en musique.