dimanche 4 décembre 2011

Note de lecture de Joël Clerget sur "Les transitions corporelles dans l'analyse" paru en 2008 chez Fabert






L’idée même de repenser le praticable de l’analyse et d’envisager les remaniements de l’élaboration conceptuelle qui s’imposent du fait de l’expérience est à la fois courageuse, originale et risquée. Cela me plaît.

Que convient-il d’appeler encore psychanalyse ? N’y a-t-il pas lieu, n’est-il pas temps, de distinguer la psychanalyse héritée de Freud, déjà bien ré-interprétée dans sa pratique et dans ses concepts, au bout de 20 ans environ, par Freud lui-même, puis par Ferenczi, Winnicott, Dolto ou Lacan (pour ceux dont je fréquente les textes) et d'autres modalités et formes d’analyse, issues de la psychanalyse. Il y a de la place pour l’invention, ce que Michel Galasse fait généreusement, notamment dans le registre du sentir avec. Sentir avec est consentir à ce qui vient et se vit entre les partenaires de la relation. Des émotions, des images, des sensations, des pensées et des paroles affleurent en nous quand nous écoutons le discours d’un patient, quand nous accompagnons ce dernier.

« Je me sens analyste ferenczien » dit-il dans son premier ouvrage. Ce qui est encore accentué dans le titre, frayages et praticables, après Ferenczi. Cela me fait associer à l’une des dernières paroles de Lacan à Caracas : « Vous, vous êtes lacaniens, moi, je suis freudien. » Pour ce qui me concerne, je me situe dans l’héritage de Freud, qui a inventé la psychanalyse, mais je ne me sens nullement l’âme d’accoler à ma pratique le moindre qualificatif. On a souvent voulu me désigner de lacanien. La fidélité à une source n’est pas la copie d’un modèle, ni l’exactitude d’un message, ni l’imitation nostalgique d’un passé révolu.

Je partage son émouvant et vibrant hommage à Sandor Ferenczi, et son fervent rappel relatif à la « sensorialité partagée », ressentir sans confondre. Son éloge passionné de Ferenczi, l’un des grands méconnus – avec Dolto – me touche, mais rencontre également les limites de toute passion. Je suis moi-même issu d’une ville dont la devise de l’une de ses célèbres usines était : « rien ne se fait bien sans passion ».

Le cadre, c’est le désir de l’analyste, et non l’encadrement du dispositif. Pour ce qui me concerne, j’ai du mal à encadrer l’encadrement du crédit fait à la parole. Nous n’avons d’autres limites que celles de la parole qui nous fonde, et ce, sous toutes les formes que prend la parole, jamais sans corps, pour nous tenir en ses bras. Il convient de penser radicalement une autre dialectique que celle du cadre et de l’objet. Convient-il de conserver encore le terme de cadre ? À quoi ouvre l’analyse ? À certainement autre chose qu’à une limitation à la contenance, mais elle s’épanouit davantage en une Portance (cf. Spirale, N° 46, juin 2008), par référence au désir du praticien, car le désir est à l’œuvre constamment.

Ce n’est pas tant un retour au contact, mais c'est que, dans le contact, les sources nous reviennent. Je pense là au magnifique poème Retour de Hölderlin. Ce retour est en fait une invention. Un retour avant dirait Rimbaud. Je suis bien d’accord avec l’auteur sur la dissymétrie des places et la possibilité de « s’y mouvoir librement ». Comme le disait Georges Braque, l’espace pictural est « visuel, manuel, tactile ». Le terme d’espace me paraît plus juste. Nicolas de Staël écrivait : « L’espace pictural est un mur mais tous les oiseaux du monde y volent librement – à toutes profondeurs ». À toute profondeur, oui. Une poétique de la relation thérapeutique reste à développer, au sens où, comme Michel Galasse le rappelle, les voies du parcours de la symbolisation sont plurielles.

En revanche, je dirais que le néo-sujet n’existe pas. Il y a un sujet à nouveau mu par le désir à nouveau mis ou remis sur le métier. Le néo-sujet est un terme de la modernité s’enfermant dans la nécessité du néo pour recouvrir et forclore la question des fondements symboliques. De même, la formule l’inconscient pulsionnel ne me paraît pas très sûre. Je ne sais pas… Cette expression, me semble-t-il, risque de gommer l’enjeu : comment représenter, comment se représentent, sur la scène psychique, les éléments corporels ? Réponse de Freud, par le représentant-représentation – avec l’intraduisible afférent à  ce Vorstellungsrepräsentanz.

C’est le corps entier qui est esprit (Rosenberg). Nous avons du mal à sortir des rapports disjonctifs de l’âme et du corps, du psychique et du somatique – car ils sont liés l’un à l’autre. Freud a inventé, à cet endroit-là, le concept de pulsion, éminemment fécond dans l’abord de notre pratique (Métapsychologie). Comment, en effet, représenter ce qui est du corps sur la scène psychique ? Dans la mesure où l’on ne peut représenter le corps par le corps, nous sommes contraints de passer par la dimension de la représentation psychique et signifiante, ce que Françoise Dolto a tenté de renouveler par le concept d’image inconsciente du corps. Michel Galasse le sent dans la définition des transitions corporelles qu’il nous donne.

C’est dans la mise à l’épreuve de la rencontre en vérité, que l’analysant - on peut user d’autres termes -, en vient à prendre confiance et à se risquer à déployer ses compulsions, ses fantasmes, les traits et les aléas de sa sexualité (pas seulement infantile), les traumas subis… Il importe de ne pas confondre la venue à son enfance – du côté du thérapeute comme de celui du patient – se faisant par la rencontre de l’enfant que je fus, avec l’infantile, fait de l’imaginaire des enfantillages des « verts paradis enfantins » (Baudelaire). Je distingue l’enfance et l’infantile. On ne peut qu’être d’accord avec l’auteur sur le fait que le contact fait travailler la participation rythmique. L’écoute multisensorielle, celle du respir et du souffle, fait vibrer et résonner du pulsatile. Dans la médecine chinoise, le praticien vous prend les pouls. Quand j’écoute un psychanalyste ou un psychothérapeute me parler de son travail, je suis très attentionné au placement de son souffle et à l’ouverture de sa base réceptive et de présence. On écoute avec le souffle. On écoute sur le souffle.  L’expérience du contact traverse et interprète l’idée que l’on en a. Le contact est apaisant quand il est consenti, car il permet de renouer avec un rythme basal perturbé, dans l’ombilication à un autre qui, par la suite, sera perdu, comme le placenta initial.

L’auteur écrit : « J’ai de plus en plus de gestes spontanés et simplement humains qui ouvrent le dialogue, ce peut-être un regard appuyé, un ton de la voix, une main tendue. » Écrire cela est tout à fait paradoxal, mais certainement utile à rappeler. Comment pourrait-on exercer notre métier en cessant d’être simplement humain ? C’est pourtant, au nom du cadre et de la sacro-sainte neutralité, ce qui se passe. Il faut reconnaître que là, les psychanalystes sont plutôt coincés, trop souvent distants et absents. Je parlerais de la main donnée, quitte à y mettre la dimension d'une alliance symbolique et celle du pacte, dans la parole donnée, donnée dans cette main, ce main-tenant. Lalangue de contact dit combien parler est dans le contact. Combien le contact a lieu dans le milieu de la parole. Combien le contact est parole portée par lalangue sensorielle, alliage de mots et de chairs mêlés – dans la distinction des sujets. Sujet brûlant que le contact.

C’est que la transition soutenue de paroles, en ce que nous sommes des êtres humains, et non des bœufs, est le tiers construit de ce praticable. Praticable est un beau mot, pas si pratique à manier, mais d’expérience. Les descriptions que Michel Galasse donne du sien témoignent de sa manière de travailler. Ce n’est pas si fréquent. De la reconnaissance des erreurs, errements et errances, il tire enseignements et leçons. Nous nous fourvoyons tous, et même avec l’expérience, nous ne sommes jamais à l’abri d’une position fausse, d’un propos blessant ou d’une action délétère. Avec Lucie et les autres personnes dont il relate le trajet, il a le courage, et la noblesse, de nous confier ce qu’il fait.

Le contact prend acte de la répétition, mais il innove aussi. Chacun rejoint répétitivement des éléments de sa vie, mais contacte également la nouveauté qui surgit et s’accueille. Ne serait-ce que celle de n’avoir jamais été touché de la sorte, et pas seulement métaphoriquement, concrètement, de fait. Nous avons à sortir la dimension du contact du rapport à un objet pour l’établir dans la parole et le recevoir en elle, dans lalangue de contact. Sinon, ce ne serait que toucher à une chose ou à un objet partiel – opération essentielle et vitalement nécessaire – qui nous ferait toutefois oublier qu’il y va d’un contact avec l’Autre, un Autre au sein duquel le contact trouve son site et son lieu d’être et d’exercice. J’insiste sur la répétition et sur la nouveauté. Nous prenons le risque qu’un autre soit contacté et se contacte par nous, comme par personne d’autre jusqu’à ce jour. Il y va d’une mise au monde de soi-même autre dans le berceau du contact. Pour les deux protagonistes. Il y va d’un enjeu de reconnaissance où laisser l’autre s’exprimer jusqu’à ce point où le désir de reconnaissance s’épuisant, cet autre, notre frère ou sœur en humanité,  trouve son accomplissement de sujet dans la reconnaissance du désir.

Le livre de M. Galasse est une œuvre qui débute, c’est-à-dire qui cherche et tâtonne. Cette œuvre va dans le sens d’élaborer une réflexion qui témoigne de la dimension conceptuelle issue d’une praxis. Il y a dans cet ouvrage les prémices d’une métapsychologie à venir et à naître, en attente de formulations personnelles.

Il y a certainement différentes manières d’intégrer le corps dans l’analyse, de le reconnaître comme partie prenante du transfert. Y a-t-il jamais un sujet sans corps ? Respirer par la blessure. Le poète aura toujours une mesure d’avance sur nous. C’est pourquoi nous sommes à son écoute. Je partage avec l’auteur, cette intime conviction selon laquelle certaines personnes ne reprendront contact vivifiant avec leur histoire et ne pourront vivre que dans un contact, quelle que soit la nature réelle, imaginaire ou symbolique du toucher et de ses modalités. Le toucher donne corps au sujet dans le contact. Rythme.

Le livre est vivant et jette des bases, passerelles et ponts vers des horizons revisités. Découvrir la portée du contact, c’est faire œuvre d’invention, dans les transitions corporelles reconnues et assumées. Transition est passage. Passage d’un registre, d’un état à un autre. Passage par une voie. Conjugaison aussi en grammaire.

Joël Clerget

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